Distorsion du point de vue narratif

Distorsion du point de vue narratif

Dans l’écriture d’un roman, le choix du point de vue narratif est une question cruciale, et nombreux sont les auteurs qui réécrivent plusieurs fois leur premier jet avant de trouver le bon point de vue. Ainsi, Mélodie Joseph, autrice de la saga La semeuse de vent, raconte que pour l’écriture de son premier tome, paru en 2023 sous le titre La respiration du ciel chez VLB Éditeur, elle a fait trois premiers jets complets avant de trouver le bon point de vue narratif. 

 

Un des pièges avec un point de vue interne, que le narrateur participe à l’action (narration au « je ») ou qu’il s’agisse d’un narrateur externe, c’est qu’il est assez facile de commettre des distorsions du point de vue narratif. En effet, le point de vue interne exige que ce qui est raconté est exclusivement ce que le narrateur connait, comprend, observe, voit, entend, etc. 

Or, parfois, de façon plus ou moins subtile, une information ou un détail vont se glisser dans le récit d’une manière inappropriée , car cette information ou ce détail ne peuvent provenir du narrateur avec un point de vue interne. C’est à ce moment-là que l’on parle de distorsion. Et, vous l’aurez compris, c’est une maladresse à éviter. 

 

Deux exemples tirés du manuscrit Le torrent captif, 4e tome de la saga La coureuse des grèves de Mélanie Dufresne, à paraître le 21 mars. Ces exemples sont issus du texte avant la révision finale ;  ils ont été rectifiés par l’autrice et sont cités ici avec son aimable autorisation. (Merci Mélanie !)

 

« Mon attention se tourna vers le potager. Il ne s’agissait pour l’instant que d’un grand carré de terre retournée. Je plissai les yeux à l’idée des dégâts que le raton laveur pourrait y faire. L’ajout d’une clôture venait de passer en tête de liste de mes priorités. Ben suivit la direction de mon regard et laissa échapper un grognement fataliste. »

 => Voici le commentaire éditorial que j’ai fait :  ⚠️ petite distorsion du point de vue narratif : si Viviane est en train de regarder le potager, elle ne peut pas constater que « Ben suit la direction de son regard » : ceci est un commentaire de narrateur externe. 

 

  « Le père Denis s’arrêta derrière elle et posa les mains sur ses épaules en guise de soutien moral. » 

=> Mon commentaire : Comment Viviane peut-elle être certaine que c’en est la raison ? Il s’agit ici d’une distorsion du point de vue narratif, car seul un narrateur omniscient peut affirmer le sens du geste du prêtre. Un narrateur interne peut juste observer le geste : lui et le lecteur devront en tirer leur propre conclusion. 


Un exemple tiré du roman La respiration du ciel, de Mélodie Joseph. 


" Les larmes avaient tracé des sillons clairs dans la saleté qui lui couvraient les joues, mais elle ne pleurait pas – elle paraissait trop épuisée, comme si elle avait déjà tant pleuré qu’il ne lui restait plus rien à verser."

=> Ici, le narrateur externe n'affirme pas "elle était trop épuisée, parce qu'elle avait déjà tant pleuré" mais émet une supposition sur son état et sur la raison de cet état. Parce que le narrateur externe s'exprime avec un point de vue interne, celui du personnage de Neige qui voit pour la première fois cette enfant qui lui est inconnue et étrangère. Si, au lieu d'une supposition, le narrateur avait émis une affirmation, il se serait comporté en narrateur avec un point de vue omniscient et il y aurait donc eu à ce moment-là une distorsion du point de vue narratif. 

 

Lorsque l’on est auteur.e et que l’on a travaillé et retravaillé sur son texte, cela devient très difficile de repérer tous les éventuels petits glissements de points de vue ; c’est pourquoi une lecture par un.e professionnel.le est si pertinent. Toutefois, avoir conscience de cet écueil en amont de l’écriture permet à l’auteur.e de mieux les aborder lors de sa phase de relecture-réécriture. 

Dans ma nouvelle L’échappée, j’ai également fait trois versions de mon premier jet pour me décider sur le point de vue narratif à adopter. 

J’ai finalement retenu un narrateur intradiégétique, c’est-à-dire qui participe à l’histoire, et donc un point de vue interne. Le narrateur est le personnage principal et il raconte l’histoire à la première personne du singulier, « je ».  Et j’avais commis une très légère distorsion du point de vue narratif dans cette phrase : « Le contact de mon épiderme remplaça celui de l’écorce dans sa menotte avenante. » , que ma directrice littéraire m’a signalée.  Je vous en parle dans l’atelier Autopsie d’une nouvelle. 

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