Je sais / Je vois ... pièges de la narration au "je"

Je sais / Je vois ... pièges de la narration au "je"

Dans les récits à la première personne du singulier (roman, nouvelle ou autobiographie/autofiction), une erreur de débutant consiste à utiliser beaucoup (trop) les formules « je vois » et « je sais » et toutes les autres formules du genre « j’entends », « je me demande », « je comprends que ». 

 

« JE VOIS »

Exemples :

Je vois le camion foncer droit sur nous et je me demande si j’arriverai à freiner à temps. 

Je vois Martine fondre en larmes et j’entends Julie claquer la porte, je comprends que leur dispute a été violente. 

Paradoxalement, le verbe voir dans des cas de figure comme ceux-ci fait un écran qui met le lecteur à distance de la scène. Avec son « je vois », le narrateur s’interpose entre l’action et le lecteur , il renvoie celui-ci à un simple rôle de spectateur. Ce faisant, il supprime l’effet immersif et le potentiel émotif de la scène. Le lecteur est détaché, pas concerné. 

Reformulations :

Le camion fonce droit sur nous, je pile à fond sur la pédale de frein ;  est-ce que ce sera suffisant ? / et je lance une prière au ciel pour m’arrêter à temps. 

Martine fond en larmes, Julie claque la porte. Quelle dispute ! 

Ici, le lecteur est au coeur de la séquence, il est directement impliqué aux côtés des personnages. 

Vous mesurez combien les « je vois », « je me demande » et « je comprends » étaient superflus puisque leur suppression n’a en rien changé la compréhension de la scène. 

 

« JE SAIS »

Il en est de même pour le « je sais », qui relève d’une maladresse de l’auteur.e qui perd de vue … le point de vue narratif. Une narration au « je » nous place dans un point de vue subjectif, interne : par définition, les informations transmises au lecteur sont exclusivement celles que connaît le narrateur. Si le narrateur ne sait pas quelque chose, il ne peut pas en parler, le lecteur l’ignorera aussi. 

 

Exemple : Lorsque j’arrive à la bibliothèque, je vois Martin se vanter de ses résultats devant les filles de la classe et je me dis qu’il n’a aucune fierté. Je sais qu’il a triché aux examens ; je me demande si les filles sont dupes. Ça me fout en rogne. 

Reformulation : À la bibliothèque, Martin se vante de ses résultats devant les filles de la classe. Pour un gars qui a triché aux examens, il n’a aucune fierté  ! Est-ce que les filles sont dupes ? Ça me fout en rogne. 

 

3 EMPLOIS PERTINENTS DE "JE SAIS" / "JE VOIS"

Dans l’exemple cité, le « je sais » trouverait sa place si la deuxième phrase était formulée ainsi : « Puisque je sais que Martin a triché aux examens, est-ce que les filles sont aussi au courant ? » 
Il y a un glissement subtil entre la voix du narrateur et la voix du personnage (celle qu’il entend dans sa tête). Parce que dans une narration à la première personne du singulier,  il y a toujours un va-et-vient entre le narrateur qui s’exprime pour le lecteur et le personnage qui s’exprime pour lui-même.
 En tant qu’auteur.e, il est important de savoir se situer le long de cette frontière mouvante. 

 

De même, ces expressions peuvent parfois participer au style de la narration. Pour continuer sur l’exemple de Martin le tricheur, cela donnerait : Est-ce que les filles sont au courant que Martin a triché aux exams, que je me dis en  le regardant se vanter devant elles. Tsss ! Aucune fierté, ce gars-là. 

 

Enfin, les « je vois » et « je sais » trouveront leur place dans un dialogue, puisqu’en l’espèce ils feront partie de l’action. Dans l’exemple ci-dessous, ce sont même eux qui contribuent à la tension du dialogue. 

À la bibliothèque, Martin se vante de ses résultats devant les filles de la classe. Je l’attrape par le bras. 

—       Ça me fout la gerbe de te voir faire le paon, Martin ! T’as vraiment pas de fierté !

—       Non mais de quoi j’me mêle ? T’es jaloux ?

—       Je sais que t’as triché, alors la ramène pas !

 

Avez-vous remarqué qu'avec cette dernière reformulation, nous en avons profité pour mettre en application la fameuse technique du "Show don't tell" ? ... Je vous l'expliquerai dans une publication ultérieure. 

 

LE POINT DE VUE INTERNE

Dans une narration à la première personne du singulier, rappelez-vous que le narrateur ne peut raconter au lecteur QUE ce qu’il voit, entend et sait. UNIQUEMENT cela. Ce qui signifie qu’on pourrait mettre des « je vois », « j’entends », « je sais », etc à TOUTES les phrases du récit. Imaginez l’horreur si c’était le cas !

 

 

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