Le Fusil de Tchekhov

Le Fusil de Tchekhov

En tant que nouvelliste, il y a une règle de dramaturgie à laquelle je suis particulièrement sensible, celle du Fusil de Tchekhov, aussi nommée règle de conservation des détails. 

Ce principe narratif fut établi par Anton Tchekhov, auteur -nouvelliste et dramaturge - russe de la 2e moitié du XIXe siècle (décédé en 1904)  et formulé en ces termes : 

"Supprimez tout ce qui n’est pas pertinent dans l’histoire. Si dans le premier acte vous dites qu’il y a un fusil accroché au mur, alors il faut absolument qu’un coup de feu soit tiré avec au second ou au troisième acte. S’il n’est pas destiné à être utilisé, il n’a rien à faire là" 

Si l’on comprend très bien la pertinence d’une telle recommandation pour une pièce de théâtre (trop d’accessoires dans la mise en scène va éparpiller l’attention du spectateur) ou une nouvelle (texte court qui se doit d’être incisif et aller à l’essentiel), elle fait aussi partie des techniques narratives à connaître (et appliquer) dans l’écriture d’un roman, et ce pour - au moins - 5 raisons. 

 

1/ Éviter les tsunami de détails superflus qui vont noyer et ennuyer les lecteur.ice.s sous des pavés explicatifs ou des descriptions à rallonge. 

Dans les romans classiques du XIXe siècle (ceux que nous étudions à l’école), on peut lire des paragraphes de 25 lignes - voire 4 pages ! - de description très détaillée. Si ce procédé était tout à fait fascinante et pertinent pour les lecteurs de l’époque, cela ne l’est plus aujourd’hui. La différence tient dans le fait qu’au XIXè siècle, peu de gens voyageaient et peu évoluer en dehors de leur milieu social ; il était donc indispensable pour l’auteur.e de fournir une descriptions détaillée afin que les lecteur.ice.s puissent se faire une représentation du lieu, de la situation, de la personne. De nos jours, Internet, le cinéma, les séries, les magazines, les documentaires, les réseaux sociaux, etc. nous fournissent des milliers et des milliers de repères visuels qui s’emmagasinent dans notre cerveau. On  lit le mot Tahiti et nous avons immédiatement des images qui se forment dans notre tête ; l’auteur n’a plus de raison d’expliquer en 3 pages à quoi ressemble une île du Pacifique, au contraire cela va provoquer de l’ennui chez le lecteur … par contre, il se servira d’une description plus courte pour véhiculer une atmosphère, une ambiance. 

La seule exception à cela concerne les romans de Fantasy et de Science-fiction, puisque là, nous sommes dans l’ignorance complète du monde créé par l’auteur.e.  Mais là encore, restez vigilant.e sur le dosage des détails (par pitié, ne tombez pas dans le travers de l’infodumping !) et travaillez le style de la description pour qu’elle soit immersive, sinon les lecteur.ice.s risquent tout simplement de sauter les paragraphes …ou pire, de refermer le livre et de passer au suivant sur leur PAL !

 

2/ Construire des éléments de suspense 

Un des plaisirs de la lecture réside dans un jeu du chat et de la souris entre lecteur.ice et auteur.e, et ce quel que soit le genre littéraire. L’auteur.e sème des indices sur la suite de l’histoire et les lecteur.ice.s cherchent à identifier ces indices pour anticiper les prochains événements du récit. C’est un des ressorts du suspense, un des mécanismes qui crée une lecture active. Mais si l’auteur.e met nombre de détails superflus dans chacune ou la majorité de ses scènes, les lecteur.ice.s ne seront plus en mesure d’identifier celui des détails qui est un indice, qui est important, sur lequel leur attention doit s’arrêter. Ils seront devant une meule de foin et l’aiguille sera perdue … et les lecteur.ice.s avec. Garder en tête la règle du Fusil de Tchekhov pendant la phase de relecture-réécriture vous permet de mieux affiner certains éléments de votre suspense. 

 

3/ Préparer un moment de révélation 

Dans la lignée du point 2, la maîtrise des détails dans votre récit vous permet de bien préparer un moment de révélation. Le genre littéraire spécialiste de cette technique est le Whodunit - roman d’enquête à la Agatha Christie ou à la Louise Penny. Mais elle n’est certainement pas réservée à ce genre littéraire, au contraire. 

Exemples : 

a) au chapitre 2, on découvre le personnage de Franck, qui joue machinalement avec un briquet Zippo. Ce détail est glissé au milieu d’autres informations mais doit suffisamment attirer l’attention du lecteur pour qu’il le note, le retienne. Au chapitre 16, alors que Franck vient de jurer sa fidélité à Marguerite (mais on a des doutes sur sa franchise), on voit Gabrielle allumer une cigarette avec ledit briquet Zippo. 

b) au chapitre 2, on découvre le personnage de Franck, qui joue machinalement avec un briquet Zippo. Au chapitre 20, Franck est accusé d’avoir causé l’incendie du bar dans lequel son rival a péri, il nie … mais il y a le briquet Zippo à côté du mort. 

 

4/ Enrichir les multiples lectures de votre roman par vos lecteur.ice.s 

Vous êtes-vous déjà demandé ce qui vous pousse à relire pour la quatrième fois Crimes horticoles, de Mélanie Vincelette, ou pour la douzième fois Tintin au Tibet et d’éprouver toujours autant de plaisir et d’intérêt à votre lecture alors que vous connaissez l’intrigue par coeur ? 

Pour les détails ! De ceux qui ont été minutieusement pensés, choisis et placés à tel moment spécifique du roman ou de l’album par l’auteur.e, pour qu’ils offrent un nouvel éclairage sur le récit ou le personnage, qu’ils nous ouvrent des portes de réflexion ou de découverte et/ou nous dévoilent l’opinion du narrateur/auteur.e sur tel sujet de société, etc. Des détails qui enrichissent le roman et l’expérience de lecture. 

Cela ne se fait pas au premier jet d’écriture, ni même à la 2e relecture-réécriture de son tapuscrit. Cela s’organise grâce aux outils de planification de l’intrigue et cela se peaufine au fil des relectures-réécritures en ayant en tête la loi du Fusil de Tchekhov, car cela demande de prendre du recul (beaucoup) sur son texte : éliminer le superflu pour le remplacer par du détail à valeur ajoutée. Travail d’orfèvre !

 

5/ Se donner une chance supplémentaire d’être publié.e. 

Si la profusion de détails superflus est pénible pour un lecteur, elle est tout simplement rédhibitoire pour les éditeurs. Parce que ceux-ci considèrent que le Fusil de Tchekhov est une règle narrative de BASE ; si un.e auteur.e ne la maîtrise pas, c’est un auteur.e amateur.ice qui n’a pas suffisamment travaillé sur son tapuscrit. Le sort de celui-ci ? … Une belle lettre de refus ou un silence abyssal. 

 

À retenir aussi :

Notez que bien qu’Anton Tchekhov, ait choisi un fusil pour énoncer son principe, cette règle s’applique bien au-delà des simples objets dans une description. Elle vaut pour tous les éléments d’un récit, y compris au niveau macro : une péripétie, un dialogue, un personnage secondaire, etc. 

 

Cas pratiques : 

En participant aux ateliers Premier Chapitre, ce sera l’occasion pour vous d’étudier des exemples concrets de Fusil de Tchekhov … afin de mieux vous approprier cette technique par la suite. 
Nous étudierons aussi ce procédé dramatique
 dans l'atelier Autopsie d'une nouvelle. 

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